Extraits d'une interview de C.Laval et
G.Dreux parue dans le mensuel "Siné Hebdo" de septembre
2012 :
"A quel moment apparaît cette
nouvelle école capitaliste ?
Dans les années 1980, quand une
politique néolibérale conçoit l'école comme le lieu de la
production d'un capital humain à destination des entreprises et met
en phase le système scolaire et universitaire avec les impératifs
de l'accumulation du capital à l'échelle mondiale. L'idée
dominante assimile désormais la connaissance à un facteur de
rentabilité dans un monde de concurrence. C'est la thèse de notre
livre. Quand nous avons commencé à la fin des années 1990 à
défendre cette thèse, beaucoup nous prenaient pour des
paranoïaques, parce que l'école française, fleuron sacré de la
République, était supposée insubmersible, inattaquable. Il
suffisait, pourtant, de lire la documentation de la Commission
européenne et de l'OCDE pour voir que l'école devait être une
entreprise chargée de fabriquer un produit spécifique - le capital
humain -, directement utilisable par le système économique. On est
passé d'une école qui était idéalement conduite par des principes
d'émancipation – même si la réalité était très différente de
cet idéal – à une école qui assume de plus en plus le fait de se
plier aux impératifs socio-économiques, de compétitivité et
d'employabilité.
Comment s'est effectuée cette
transformation ?
En 2002, on avait publié Le Nouvel
Ordre éducatif mondial. On
s'était posé la question : « que disent la Banque mondiale,
l'OMC, la commission européenne et l'OCDE sur l'éducation ? »
On a compris que ces institutions étaient des acteurs extrêmement
importants dans la mise en oeuvre de ce nouveau modèle néolibéral
à l'échelle mondiale. Leurs travaux ont été « copiés/collés »
par les ministères nationaux. Et c'est ça aussi la nouveauté : les
ministères sont de plus en plus les relais de ce modèle, se
contentant de l'accommoder dans chaque pays, en fonction des
situations, de l'histoire et des rapports de force nationaux.
A
vous entendre, depuis trente ans les ministères de l'Education
nationale français, de gauche comme de droite, n'ont eu aucune
autonomie. Ce n'est pas excessif ?
Les
choses sont évidemment plus compliquées, mais il faut quand même
savoir que désormais le « pilotage » des réformes
éducatives est conduit par l'Union européenne. Cela dit, il n'y a
pas eu d'application mécanique, brutale, directe et uniforme partout
du modèle néolibéral. Dans un certain nombre de pays, les choses
se sont traduites plus clairement et brutalement qu'en France.
Par
exemple ?
En
Angleterre, sous M.Thatcher. Elle a dit : « Maintenant, la
comprehensive school, c'est terminé, nous passons à un autre
système. » Et elle a mis en place à marche forcée un modèle
concurrentiel entre les établissements scolaires, un ministère
central très autoritaire, une pratique de l'évaluation généralisée,
des équipes managériales avec des « patrons » à la
tête des établissements et des « superprofs » chargés
de diriger les autres. Dans un autre pays comme la France, la
transformation vers ce modèle néolibéral s'est faite de façon
beaucoup plus diffuse, beaucoup plus lente. Avec des phases
d'accélération. Comme la période Allègre, entre 1997 et 2000, et
la période Sarkozy récemment. La grande idée d'Allègre était de
reconstruire le système universitaire de façon à ce qu'il
s'intègre dans ce qu'il appelait lui-même « le grand marché
du XXIe siècle », c'est-à-dire le marché du savoir on a
assisté alors à une formidable révolte des enseignants qui
refusaient ce modèle en rupture avec la tradition républicaine.
La
deuxième accélération a eu lieu pendant la période Sarkozy avec
notamment ses attaques sur les effectifs d'enseignants. Cette
réduction de moyens avait comme finalité la mise en tension du
système éducatif pour imposer l'école managériale : au niveau
universitaire avec la loi LRU, au niveau du lycée avec le
renforcement du pouvoir des chefs d'établissement, à l'école
élémentaire dirigée par un directeur d'école aux pouvoirs accrus.
Sur le fond, rien d'original, mais ces accélérations spectaculaires
ont fait prendre publiquement conscience que nous allions réellement
et délibérément vers un nouveau modèle d'école.
(...)
Si
l'école est devenue un outil de compétitivité, pourquoi la
laisse-t-on dans cet état de délabrement ?
Ce
n'est pas si étonnant. Un ministre de Sarkozy, Benoît Apparu, avait
vendu la mèche en disant qu'il fallait diminuer les moyens accordés
à l'éducation pour pouvoir mettre le système en tension et ainsi
imposer des réformes. Cela avait le mérite d'être clair. Il
s'agissait, au-delà de simples économies, de mettre en place un
système de rationalisation de la production éducative. Plutôt que
de faire des futurs citoyens émancipés, mieux vaut produire du
capital humain directement utile ! Donc, on coupe dans tous les
savoirs jugés superflus. Pourquoi les élèves de terminale S
auraient-ils besoin de faire de l'histoire ? Ou de la philo ? Ce ne
sont plus des priorités puisque l'essentiel est de former des gens
qui savent cliquer sur des ordinateurs, retirer une information dans
un dossier, faire une synthèse... enfin tout ce dont on a besoin
dans une entreprise."