Alors que l’Amérique d’Obama fait face à une déferlante de plans d’austérité comme ce pays n’en a guère connus depuis longtemps, alors que le Tea Party,
ce groupuscule pris par la rage de l’égoïsme, domine toujours les
débats dans ce pays, il nous apparaissait judicieux de revenir sur une
intellectuelle qui, méconnue pourtant sur le vieux continent, a eu une
influence décisive sur le Nouveau Monde. Ayn Rand, égérie de la droite
libertarienne la plus dure et la plus extrême – entendre la
mouvance ultra-individualiste et ultralibérale – peut se vanter d’avoir
réussi à gagner une guerre culturelle dans son pays d’accueil, à la
façon d’une Jeanne d’Arc athée du libéralisme.
Ayn Rand est de ces personnes qui, dans une logique quasi-fanatique,
tentent de mener jusqu’au bout la logique d’une idée. Si le libéralisme
est un Janus
uni, force est de constater qu’elle en est la championne. En effet,
elle fait partie de cette frange rare du libéralisme qui, dans un effort
de cohérence absolue, a réussi finalement à pousser jusqu’à l’absurde
toutes les formes possibles et imaginables de libéralisme : politique,
culturel et économique. De gauche, comme de droite. Retour sur
l’histoire d’une femme ancrée dans le XXe siècle. Et plus encore.Who’s Ayn Rand ?
![]() |
Objectivisme : les riches et les puissants n’ont pas besoin
d’instructions pour savoir comment être des connards suffisants.
|
« C’est en découvrant la culture américaine qu’elle finira par devenir une atlantiste échevelée. »Jeune fille précoce, elle finit son lycée à 16 ans et entame des études de philosophie et d’histoire à l’université de Pétrograd dont elle sortira diplômée plus tard. Elle s’intéressera alors au cinéma en entrant à l’Institut d’État des Arts cinématographiques, où elle se penchera sur l’histoire et la politique américaine. C’est sa passion intellectuelle qui l’aidera aussi à se départir de la propagande soviétique pour former sa propre pensée, tout en restant paradoxalement influencée par ce régime en y étant symétriquement opposée. En lisant jeune, elle sera d’abord conquise par la figure du héros littéraire, qui se retrouvera dans ses futurs romans (elle comprit assez vite l’intérêt d’avoir une figure majeure et épique pour faciliter la transmission de ses idées). En découvrant de nombreux auteurs russes, elle se convaincra en outre de la nocivité intrinsèque du communisme. Mais c’est en découvrant la culture américaine qu’elle finira par devenir une atlantiste échevelée : le cinéma américain exercera ainsi une réelle fascination sur la jeune Rand, et elle finira par émigrer définitivement dans ce pays qui symbolisait pour elle le modèle idéal de société.
Ayn Rand, ou la folie libérale poussée jusqu’à l’absurde
![]() |
Ayn Rand.
|
« Pour Ayn Rand, il n’y a que des individus. Son éthique est purement, intrinsèquement et unilatéralement individualiste. »Commençons par le commencement : pour Ayn Rand, il n’y a que des individus. Son éthique est purement, intrinsèquement et unilatéralement individualiste : l’individu est le fondement de tout, la norme de tout, l’alpha et l’oméga de l’humanité, et toute forme de limitation de sa toute-puissance, autre qu’effectivement individuelle, devient par le même coup totalement inconcevable et intolérable. « Aucune loi, aucun parti ne pourra jamais tuer cette chose en l’homme qui sait dire « je » » (Nous les vivants). Ni aucun État en fait. Celui-ci ne doit, pour la philosophe, jamais se préoccuper des inégalités, de la répartition des richesses ou autres lubies sociales voire socialistes, il doit se cantonner à son rôle d’arbitre des libertés individuelles, et permettre à l’individu, vu comme une monade sans porte ni fenêtres (Leibniz) de jouir sans entrave de ses droits. L’État demeure à ses yeux une nécessité éternelle pour permettre à l’individu-Roi, c’est-à-dire l’individu bourgeois et solitaire, de continuer sa folle route sans contrainte ni limite. Première déduction : les libéraux de toute tendance ne sont pas anti-étatistes, même pour les plus intégristes : ils sont rigoureusement pro-État, mais dans une perspective anti-égalitaire.

« En libéralie, ce n’est plus l’alliance du trône et de l’autel qui prévaut, c’est celle de la Bible et de la caisse enregistreuse – ou de la chapelle et du McDo. »Partant de là, le mythe du self-made-man n’est qu’une étape logique. Dans son roman La Grève, le héros est un scientifique et entrepreneur héroïque, conspué par ses pairs et rabaissé par la société et l’État. Limité dans son génie par ses concitoyens, ce chevalier des temps modernes décide donc d’aller créer un Éden capitaliste où les grands esprits du monde se retrouveront afin de se libérer des oppressions des sociétés environnantes. Il va pousser les grands esprits du monde entier, des savants aux patrons capitalistes en passant par les artistes, à se retirer et à faire « grève » afin de démontrer que l’humanité n’est rien sans eux, provoquant ainsi une avalanche de catastrophes. Les thèmes les plus basiques du capitalisme y sont abordés : scientisme, haine du conservatisme populaire, importance cruciale des « grands hommes », individu autoréalisé, etc. Elle y dit ainsi « de la même façon que l’homme est un self-made-man dans le domaine matériel, il est un self-made-man dans le domaine spirituel ».
![]() |
La Source ? La pompe à fric, oui.
|
On peut clairement y voir l’une des sources de l’esprit désormais transgressif et faussement rebelle du néo-capitalisme. De Ayn Rand aux Inrocks, il n’y a qu’un pas. Celui-ci fut permis entre autres par l’étrange rapport entre le gauchisme et la pensée d’Ayn Rand. Comme le rappelle Jean-Claude Michéa, « cette inlassable passionaria du capitalisme (…) a exercé une fascination étrange sur une partie de l’extrême gauche, notamment à travers l’adaptation cinématographique par King Vidor de son best-seller, La Source vive. Ce roman, publié en 1943, célèbre, en effet, de façon conjointe (et particulièrement cohérente) les vertus du capitalisme et celles de l’attitude rebelle. Pour peu que l’on identifie le libéralisme à une idéologie « conservatrice » et « patriarcale » (selon le contresens habituel des intellectuels de gauche), il est alors tentant de n’en retenir que le second élément. Parue en feuilleton dans Combat, La Source vive aura ainsi une influence décisive sur Ivan Chtcheglov et ses amis de l’Internationale lettriste, et donc, indirectement, sur les postures initiales de Guy Debord et du mouvement situationniste. » (L’Empire du moindre mal).
L’Amérique en un constat

« Pour la gloire de l’humanité, il y a eu, pour la première et seule fois de l’histoire, un pays d’argent – et je n’ai pas d’hommage plus élevé, plus révérencieux à rendre à l’Amérique puisque cela signifie : un pays de raison, de justice, de liberté, de production et d’accomplissement. » Ayn RandAu pays du body-building et de la Chevrolet, une aura sacrée entoure la figure du Fric. Et avec Ayn Rand, il en a eu pour son argent. Rappelons-nous ainsi que dans le vieux continent, une tradition de droite s’est toujours attachée à dézinguer la cupidité notoire du capitaliste de base. La littérature de droite réactionnaire ou antimoderne regorge de figures critiques de cette passion liée à ce nouveau Dieu moderne. Léon Bloy pouvait dire : « N’est-il pas clair comme le jour que l’Argent est précisément ce même Dieu qui veut qu’on le dévore et qui seul fait vivre, le Pain vivant, le Pain qui sauve, le Froment des élus, la Nourriture des Anges, mais, en même temps, la Manne cachée que les pauvres cherchent en vain ? » Et Péguy affirmer pareillement que « la liberté est la vertu du pauvre ».
Avec Ayn Rand, on se retrouve avec une autre droite, mutante et métamorphosée, qui fait du Sang du Pauvre la source de toutes les vertus. Avec l’aplomb stratosphérique du nouveau riche satisfait, elle peut plastronner que « l’argent exige de vous les plus hautes vertus si vous voulez en faire ou le garder » (La Grève). Et il faut plaindre les aveugles de ne pas avoir les yeux pour admirer un tel prodige de litté-rature et de philousophie : « Jusqu’à ce que et à moins que vous ne découvriez que l’argent est la racine de tout bien, vous demanderez votre propre destruction. » De la haute teneur spirituelle, comme l’on peut voir, avec un style qui rappelle les heures les plus lumineuses des arrêts du Tribunal de Commerce, et qui nul doute recevra l’approbation du bon et vertueux Al Capone, ou du sage et magnanime Mittal.
Clair qu’à côté de ça, Aristote, Balzac ou Marx ça vaut pas tripette !
![]() |
La Grève, c’est mal, sauf pour les bourges.
|
Ce succès dit aussi autre chose, et devrait amener une gauche perdue dans l’individualisme et un socialisme moribond à réfléchir sur sa stratégie et son avenir. Le combat culturel qui a été mené par Ayn Rand et son armée en Amérique a été littéralement une réussite gramscienne, au sens le plus trivial du terme. Un pays, qui ne partait pas déjà d’une bonne base en matière d’égalité, s’est vu en peu de temps transformé en havre de la rapacité antisociale. Cette réussite n’est pas à dédaigner ou mépriser, car elle pourrait servir d’exemple aux militants d’une cause radicalement inverse. Elle n’est pas à sous-estimer, enfin, car le modèle américain s’est bel et bien exporté jusque chez nous, influençant les mœurs et les attitudes des Européens. Debord ne disait-il pas que « nous nous sommes faits Américains » ?
Boîte noire
- La gauche populaire sur Ayn Rand ;
- critique de l’anthropologie randienne par un scientifique (en anglais) ;
- Le Sang du Pauvre, de Léon Bloy ;
- Charles Péguy en ligne.
Aucun commentaire:
Publier un commentaire